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La lignée Marpa Kagyu

Au début du XIe siècle, poussé par une soif intense du dharma, un jeune Tibétain du nom de Marpa Cheukyi Lodreu (1012-1097) entreprit de se rendre en Inde. Il y étudia auprès de plusieurs grands maîtres bouddhistes, au premier rang desquels se trouvait l’un des plus éminents mahāsiddhas, Nāropa (1012/1016-1100), illustre érudit de l’université monastique de Nālandā. Nāropa guida Marpa personnellement jusqu’à ce que ce dernier obtienne la complète réalisation : une compréhension qui va bien au-delà de la connaissance intellectuelle, qui pénètre et transforme notre être même. Satisfait des accomplissements de son disciple, Nāropa autorisa Marpa à transmettre sa lignée au Tibet et Marpa utilisa des méthodes variées pour guider les nombreux disciples qui venaient à lui. Ceux-ci commencèrent à se rendre compte de l’impact du dharma sur leur esprit et c’est ainsi que la lignée Marpa Kagyu vit le jour.

La quête de la sagesse qui conduisit Marpa en Inde – la même qui avait poussé le Bouddha dans sa recherche de l’éveil – n’était pas un simple amour de la connaissance pour elle-même. Elle était la volonté de mettre un terme à la souffrance. Le dharma enseigne que la cause fondamentale de la souffrance humaine est l’ignorance profonde, qui prend la forme de conceptions erronées fortement ancrées en nous sur ce que sont notre propre nature et le monde dans lequel nous vivons. Marpa était prêt à sacrifier sa vie pour la recherche d’enseignements et de textes, précisément parce qu’il comprenait que la sagesse dissipe la souffrance, la sienne et celle des êtres innombrables. Lorsqu’il eut reçu et pratiqué le dharma, la complète réalisation de cette sagesse transforma chaque fibre de son être, de sorte qu’il se trouva entièrement tourné vers le désir de conduire à la réalisation ceux qui l’entouraient. Ce souci intense d’accomplir le bien d’autrui anime la lignée Marpa Kagyu depuis ses origines, il y a près d’un millénaire.

Marpa et son lama Nāropa sont assis côte à côte dans le Koumboum de Gyantsé au Tibet (XVe siècle). Photo de Orna Tsultem.

L’accent mis sur l’obtention de la réalisation et sur la transmission de ces accomplissements a valu à la lignée Kagyu de Marpa le qualificatif de « lignée de la pratique ». Grâce au mahāmudrā et à d’autres enseignements que Marpa reçut de ses maîtres indiens, et grâce à leurs propres réalisations spirituelles, les lamas kagyupas préparent leurs disciples à l’expérience méditative directe de la nature lumineuse de leur esprit. Marpa décrivit un jour ses enseignements à Milarépa comme « des instructions qui portent encore le souffle chaud des ḍākinīs ». Cette vivacité originelle est précisément ce qui anime l’école Kagyu, «  la lignée de la pratique » du Tibet.

Le terme Kagyu lui-même souligne la façon dont les enseignements et la réalisation que Marpa rapporta d’Inde continuent de cheminer avec le temps, garantissant que chaque génération successive accède non seulement aux aspects théoriques, mais aussi aux instructions personnelles nécessaires pour les mettre pleinement en pratique. Ka se réfère à la parole, ou aux instructions orales, et gyu veut dire lignée ou transmission. Ainsi la lignée Kagyu est essentiellement une lignée d’instructions orales données directement par le maître au disciple.

Nāropa, le maître de Marpa, est représenté ici avec son propre maître, le grand mahāsiddha Tilopa, sur cette thangka du XVIe siècle, provenant du Tibet central. Rubin Museum of Art C2006.66.154 (HAR 130).Dans ce contexte, la relation personnelle entre le lama et le disciple revêt une importance capitale. Jamgœun Kongtrul Lodreu Thayé, qui transmit les enseignements Karma kagyupas au XVe Karmapa, reconnut que l’une des qualités indispensables des maîtres spirituels authentiques est de ne jamais abandonner leurs disciples, fût-ce au péril de leur vie. C’est d’ailleurs dans l’école Kagyu que se manifesta le premier grand être de l’histoire du bouddhisme à instaurer une lignée de réincarnation volontaire comme moyen de guider les disciples vie après vie. Ce grand être était, bien sûr, le Ier Karmapa, Dusoum Khyènpa, dont la naissance est commémorée par le présent ouvrage.

Tout comme une montagne imposante peut être la source de nombreux fleuves qui suivent des cours différents mais coulent tous vers le même océan, de même, depuis Marpa, le dharma du Bouddha s’est épanché dans une grande abondance de courants de transmission. Tandis qu’un courant d’explications passait à Ngok Cheukou Dorjé (né en 1036), Marpa transmit sa lignée de pratique à Milarépa, le plus grand yogi que le Tibet ait connu et son pratiquant le plus universellement vénéré. Milarépa à son tour transmit sa lignée à son disciple semblable à la lune, Réchoung Dorjé Dragpa (1085-1161) et à son disciple semblable au soleil, Jé Gampopa, aussi connu sous le nom de Dagpo Rimpoché (1079-1153). Jé Gampopa, dont les réalisations spirituelles ont la grandeur d’une montagne, combinait la lignée du mahāmudrā de Milarépa et les enseignements kadampas dont il s’était imprégné plus tôt. Gampopa intégra ces lignées, qui se renforçaient mutuellement, et les transmit à son disciple de cœur, le Ier Karmapa, ainsi qu’à d’autres disciples. Ainsi apparut une nouvelle et riche source de courants de transmission, appelée Dagpo Kagyu (voir tableau ci-contre).

Avec le temps, les chemins de ces différents courants allaient se croiser à de nombreuses reprises. Ce faisant, certaines lignées Kagyus fusionnèrent avec d’autres, s’enrichissant et se vivifiant les unes les autres tandis que des maîtres de différentes lignées Kagyus continuaient à échanger des enseignements et des initiations. Tout comme les grands fleuves fertilisent de nombreux champs en coulant vers la mer, ainsi les enseignements kagyupas qui descendent de Marpa sont toujours vivants et continuent à donner de généreuses récoltes dans bon nombre d’esprits et de cœurs partout dans le monde.

Marpa Lotsāwa  (1012-1097)Marpa Lotsāwa

Marpa Cheukyi Lodreu naquit au début du XIe siècle à Lhodrag, dans une famille prospère, propriétaire de champs et de pâturages pour le bétail. Bien que, plus tard, Marpa ait montré la voie en introduisant au Tibet la lignée de Nāropa, dans sa jeunesse, il ne semble pas qu’on ait placé beaucoup d’espoir dans ses chances d’atteindre la grandeur spirituelle. Enfant, il était notoirement intrépide et colérique. Craignant pour son avenir s’ils ne trouvaient pas de solution pour refréner ses tendances à l’indiscipline, ses parents choisirent de l’envoyer étudier le dharma. Le grand Drogmi Lotsāwa Shakya Yéshé (né en 992/993), qui allait inspirer l’école Sakya, venait de rentrer d’Inde et acceptait des disciples. Marpa entreprit le voyage à travers le Tibet pour rencontrer le fameux traducteur, emportant avec lui sa personnalité irascible, son intérêt naissant pour le dharma et deux chargements complets à dos de yak de papier et autres précieux cadeaux à présenter en offrande. Une fois sur place, il étudia le sanscrit et quelques langues indiennes vernaculaires pendant trois ans, mais Drogmi ne lui donna pas d’initiations et il ne lui prêta pas les livres qu’il souhaitait lire. Ceci ne fit qu’accroître son désir intense de goûter le dharma par lui-même à sa source, de l’autre côté de l’Himalaya.

La suite de la vie de Marpa montrera que les espérances de ses parents – qui pensaient que le dharma pouvait vraiment transformer même un caractère des plus durs, comme celui de leur fils –, étaient justes. En attendant, quand il rentra de son séjour chez Drogmi, Marpa réclama de toucher d’avance son héritage, afin de financer son voyage en Inde, ce qui mit à rude épreuve l’enthousiasme de ses parents. Terrifiés à l’idée des dangers auxquels un tel voyage allait l’exposer, ils l'exhortèrent à se contenter des enseignements qu’on trouvait alors au Tibet. L’obstination de Marpa se révéla toutefois un atout et ses parents finirent par céder. Cependant, les amis avec lesquels Marpa avait prévu de voyager ne purent, de leur côté, surmonter les objections de leur famille et ils se retirèrent du projet au dernier moment. Sans se laisser décourager et avec une détermination extraordinaire, Marpa se mit en route seul vers l’inconnu.

Le voyage de Marpa dans sa quête du dharma l’amena à traverser des plaines arides si vastes que même les chevaux s’effondraient d’épuisement, et à franchir des cols au froid si cinglant que l’eau y demeurait gelée même pendant les mois les plus chauds de l’été. Avant de rapporter le dharma au Tibet, Marpa dut traverser des rivières dans des bacs délabrés, il dut affronter des bandits, des receveurs de taxes corrompus, des compagnons sans scrupules et des douaniers cupides. Plus tard, sa famille lui rappellera les traumatismes de ces expériences dans le but de le dissuader, en vain, d’entreprendre de nouveaux voyages.

Sur le chemin de l’Inde, Marpa se joignit à un compatriote tibétain du nom de Nyeu qui faisait aussi le voyage en quête du dharma. En fait, Nyeu allait lui infliger le plus grand préjudice qu’il aurait à subir pendant ce voyage. Cependant, au départ, comme Nyeu possédait beaucoup d’or pour financer son séjour en Inde, il proposa à Marpa de payer ses frais de voyage si ce dernier acceptait d’être son serviteur. Faire des économies sur les dépenses permettrait à Marpa de rester en Inde plus longtemps et de faire des offrandes plus importantes à ses gourous, toutes choses qu’il souhaitait vivement ; aussi accepta-t-il l’offre de Nyeu. Une fois qu’ils eurent atteint les basses terres du Népal, la chaleur épuisante, l’humidité et la faible altitude mirent à rude épreuve leur corps, déjà affaibli par le voyage éreintant. Ils passèrent trois ans au Népal, s’acclimatant et améliorant leur connaissance du sanscrit avant de poursuivre leur route vers l’Inde. Pendant ce séjour, Marpa et Nyeu apprirent que deux disciples directs de Nāropa se trouvaient dans la région et Marpa fut empli de foi du simple fait d’entendre le nom de Nāropa. Il partit immédiatement avec Nyeu pour les rencontrer, mais quand Nyeu surprit des remarques désobligeantes qui comparaient les Tibétains à des animaux, il tourna le dos en signe de protestation et refusa de revenir pour d’autres enseignements. Cet incident illustre la position des Tibétains en Inde à l’époque : des étrangers qui ne pouvaient espérer être traités avec respect ou être acceptés socialement, privés de tout ce qui leur était familier, dans un pays où leurs usages semblaient arriérés.

Pourtant, Marpa persista et se lia avec les deux disciples de Nāropa. Quand il leur dit qu’il n’avait pas beaucoup d’or, ils répondirent que Nāropa était le seul gourou qui lui donnerait des enseignements sans attendre d’or en retour ; en outre, leurs récits attisèrent beaucoup la foi de Marpa en Nāropa.

Cette statue du grand érudit-mahāsiddha Nāropa fut sculptée par le Xe Karmapa, Cheuying Dorjé.  Photo de Nik Douglas.Ayant en poche une lettre d’introduction des deux pandits népalais, Marpa, accompagné de Nyeu, se rendit en Inde, à la grande université monastique de Nālandā, où il apprit que malheureusement Nāropa n’était plus là car il avait renoncé à sa position de professeur afin d’approfondir la méditation ésotérique. Nyeu déclara qu’il ne demanderait pas le dharma à une telle personne, aussi Marpa poursuivit-il seul sa quête à la rencontre de Nāropa.

Le maître de Nāropa, Tilopa (988-1069), avait soumis celui-ci à de terribles épreuves tout en lui donnant les enseignements. Quant à Marpa, après toutes les difficultés qu’il dut endurer pour venir en Inde, il n’eut pas à affronter d’autres obstacles pour, finalement, rencontrer Nāropa. Au contraire, Nāropa adoptera Marpa comme disciple de cœur et ce pratiquement dès le début ; il envoya même un message aux disciples qui hébergeaient Marpa pour leur dire d’amener « le Tibétain » le voir à sa résidence de Pullahari.

Finalement, la rencontre à laquelle Marpa avait si longtemps aspiré eut lieu et il fut reçu par le maître à la bonté suprême qui allait lui montrer la nature de son propre esprit, lui offrir sans réserve toutes les initiations et instructions dont il fit la requête et, pour finir, l’autoriser à transmettre sa propre lignée au Tibet. Marpa fit de nombreuses grandes prosternations quand il vit Nāropa pour la première fois ; celui-ci étonna et enchanta Marpa quand il déclara qu’une prophétie l’avait déjà annoncé comme son disciple et qu’il était le « bienvenu pour assumer la régence ».

Durant sa première année sous la direction de Nāropa, Marpa reçut l’initiation et les instructions du tantra de Guhyasamāja qu’il pratiqua jusqu’à en obtenir une claire réalisation. (Plus tard la lignée de Guhyasamāja de Marpa se répandra largement au Tibet ; elle est toujours pratiquée dans l’école Guélougpa qui la reçut de lamas Marpa kagyupas ultérieurement.) Marpa fit ensuite la requête du tantra d’Hevajra, pour lequel Nāropa l’envoya auprès de Jñānagarbha qui le lui enseigna dans sa totalité. Puis, Marpa demanda la transmission du tantra-mère de Mahāmāyā ; pour cela, il dut entreprendre un voyage effrayant pour rencontrer Kukkuripa, un mahāsiddha extrêmement peu conventionnel qui, lui aussi, lui donna généreusement les instructions complètes sur cette pratique, ainsi que sur d’autres. Pour les instructions sur le mahāmudrā, Nāropa confia son disciple à Maitrīpa (1002-1077), qui en était le grand expert indien et qui guida Marpa jusqu’à ce qu’il obtienne des expériences et des réalisations. Nāropa dépêcha Marpa rencontrer une yoginī du nom de Jñānaḍākinī, pour recevoir les instructions sur le Catuḥpīṭha et un autre trésor d’instructions orales. Marpa apprit après coup que, dans ce cas comme dans d’autres, bien que Nāropa ait été parfaitement qualifié pour lui donner les instructions, il avait encouragé Marpa à se désaltérer abondamment aux nombreuses sources du dharma. Quand Marpa eut amassé d’innombrables transmissions de ces différents maîtres, Nāropa lui offrit un cycle supplémentaire d’initiations et d’instructions sur Cakrasamvara, les quatre transmissions orales spéciales que Nāropa avait lui-même réunies, les Six Yogas de Nāropa et une deuxième série d’instructions du mahāmudrā.

Les chants sacrés spontanés, ou dohās, que Marpa offrit à ses maîtres et à ses frères et sœurs vajras traduisent la joie qui imprégna ses expériences durant les années où il reçut le dharma de ces maîtres indiens remarquables (voir le Chant d’expérience de Marpa).

En tout, la formation de Marpa au cours de son premier voyage en Inde prit douze ans, exactement la durée indiquée par la tradition sanscrite comme nécessaire à une maîtrise approfondie de cette langue. Quoi qu’il en soit, Marpa avait dépensé presque tout l’or qu’il avait apporté, sauf ce qu’il fallait pour couvrir son voyage de retour. Comme il avait l’intention d’enseigner au Tibet pendant quelque temps, puis de repartir pour vérifier sa compréhension et recevoir d’autres transmissions, il jura de revenir voir Nāropa et partit pour le Tibet avec la bénédiction de son gourou.

Au cours de son voyage à travers l’Inde du Nord, Marpa rencontra nombre de petites communautés de pratiquants tantriques, tels que les siddhas représentés ici. Cette thangka du XVIIe siècle est un exemple rare du début de l’école de peinture Karma Gardri, qui se développa dans le Grand Campement des Karmapas. Rubin Museum of Art C2004.14.2 (HAR 65349).  Photo de Bruce M. White.Marpa voyagea de nouveau en compagnie de Nyeu, dont les fonds étaient également presque épuisés. En chemin, les compagnons comparèrent ce qu’ils avaient appris en Inde et Nyeu comprit que Marpa représentait une menace à sa propre célébrité et à son prestige en tant que lotsāwa et enseignant du dharma au Tibet. Durant la traversée d’une rivière, Nyeu encouragea Marpa à laisser un porteur se charger du sac qui contenait tous les manuscrits précieux qu’il avait accumulés en Inde. En cachette, Nyeu soudoya le porteur afin qu’il laisse tomber le sac à l’eau au moment opportun. C’est ce que fit le porteur et Marpa fut démuni de tous les textes d’instructions, tous les manuels de rituels, tous les mots retranscrits qu’il avait l’intention de transmettre et de traduire au Tibet. Bien qu’il ait été d’abord fortement ébranlé par cet incident, il se rappela son maître et réussit ainsi à recouvrer son équanimité face à une perte qui était, pour un traducteur en puissance, un désastre total. Quand le porteur révéla le rôle joué par Nyeu dans l’incident, Nyeu demanda à Marpa de ne pas dire aux gens au Tibet ce qu’il avait fait, lui proposant de lui prêter ses propres livres pour les copier une fois arrivés, une promesse qu’il ne tint jamais. Malgré les douze longues années passées à obtenir les manuscrits au prix d’incroyables efforts, Marpa répondit à la proposition de Nyeu ainsi : « Je préfère ce que j’ai dans l’esprit à ce que tu as dans tes livres. »

En fait, Marpa continua son voyage gardant à l’esprit non seulement les mots des textes essentiels, mais aussi la réalisation de leur sens, ce qui faisait de lui le seul qualifié pour guider les autres au Tibet. Une fois de retour, il rendit visite à ceux qui l’avaient soutenu pour son voyage en Inde. Puis, il regagna son village natal de Lhodrag où il apprit malheureusement que ses parents – qui l’avaient avec tant de bonté mis sur le chemin du dharma par souci de son bien – étaient tous deux décédés pendant son long séjour à l’étranger. Des disciples commencèrent à se rassembler autour de lui alors qu’il enseignait à Lhodrag et l’accompagnèrent quand il se lança dans une période de voyage et d’enseignement itinérant. Parmi ceux qui vinrent alors étudier avec lui se trouvait Ngok Cheukou Dorjé, aussi connu sous le nom de Ngokteun, un de ses plus importants disciples et le réceptacle de sa lignée d’explications.

Connaissant l’existence d’autres cycles d’enseignements qu’il n’avait pas réussi à obtenir au cours de son premier séjour en Inde, et soucieux de réaliser son vœu de revoir son lama, Marpa décida d’effectuer un deuxième séjour dans la terre sacrée. Plusieurs disciples proposèrent de faire office de serviteurs pendant le voyage, mais il déclina leur offre et, chose étonnante, décida d’affronter seul les dangers de la route. À son arrivée, Marpa fut reçu chaleureusement par Nāropa, qui lui accorda avec amour les initiations et les instructions qu’il recherchait ; il l’envoya rencontrer ses autres maîtres pour rafraîchir ses connaissances et présenter la requête des enseignements supplémentaires qu’il souhaitait obtenir. Quand il fut satisfait d’avoir reçu tout ce dont il pouvait avoir besoin, Marpa se mit à traduire en tibétain les nombreux textes sanscrits, dont beaucoup sont encore préservés de nos jours dans le canon tibétain. Ce travail terminé, il fit ses adieux à son lama une deuxième fois et retourna au Tibet. Il fut accueilli par ses disciples ravis de revoir leur maître et impatients de recevoir ce dharma fraîchement rapporté. De retour au pays, Marpa fonda une famille en épousant Dagméma ; il cultivait la terre et intégrait pleinement le dharma à une vie en apparence ordinaire. À cette époque, ses activités pour la diffusion du dharma au Tibet se développèrent considérablement.
Cette statue de Marpa, qui date de la fin du XIIIe siècle ou du début du XIVe, et qui vient de Wanla au Ladakh, pourrait être un des plus anciens portraits qui reste du maître. Photo de Christian Luczanits.
C’est au cours de cet intermède au Tibet que Marpa rencontra le disciple qui allait poursuivre sa lignée de pratique : Jétsun Milarépa. Une fois qu’il l’eut fermement établi sur le chemin de son propre éveil, il entreprit un troisième voyage en Inde, poussé par un désir irrépressible de revoir le maître qui l’avait guidé avec tant de bonté jusqu’à la réalisation, motivé également par le fait d’avoir découvert qu’il lui manquait un enseignement particulier sur le transfert de conscience. Or, cet enseignement, son disciple Milarépa avait rêvé que les ḍākinīs souhaitaient qu’il le reçoive. Consternée à l’idée que Marpa entreprenne un tel voyage à un âge déjà avancé, sa famille cacha son or pour l’empêcher de partir. Demeurant inébranlable dans sa détermination, il ignora les protestations et, malgré son âge, accomplit un troisième voyage au riche pays du dharma qu’il chérissait tant. Arrivé en Inde, il entreprit à grand-peine de retrouver son maître Nāropa qui, au dire de tous, était passé à une autre étape de sa pratique et demeurait dans un lieu secret. Finalement, il réussit à voir son précieux gourou une dernière fois et fit en sa compagnie un bref mais fructueux séjour. Nāropa donna à Marpa de nombreux enseignements extrêmement rares qui amenèrent sa réalisation à des niveaux sans précédent, lui expliquant que c’était pour lui le moment opportun de les recevoir.

Marpa Lotsāwa et son disciple de cœur, Jètsun Milarépa. Rubin Museum of Art F1997.39.5  (HAR 562). Photo de Bruce M. White.Cette visite fut l’occasion de nombreux enseignements transmis par les actes plus que par les mots. Bien que le mahāsiddha ait dit clairement qu’il n’en voulait pas, Marpa ne cessait de supplier Nāropa d’accepter son offrande d’une grande quantité d’or qu’il avait apporté du Tibet. Nāropa finit par accepter l’or, puis il le jeta avec désinvolture dans la forêt. Marpa éprouva un sentiment de tristesse au souvenir des difficultés qu’il avait endurées pour le réunir. Voyant sa réaction, Nāropa ramassa l’or instantanément et dit à Marpa : « Je n’ai pas besoin d’or. Et quand bien même j’en voudrais, toute la terre, c’est de l’or. » Il frappa alors du pied et Marpa perçut toute la terre autour de lui comme étant vraiment de l’or.

Une autre fois, alors que Marpa dormait tout près, Nāropa fit apparaître dans le ciel le mandala des neuf divinités d’Hevajra. Il réveilla aussitôt Marpa et lui dit : « Fils, ta divinité personnelle, Hevajra, vient d’arriver. Vas-tu te prosterner devant lui ou devant moi ? » Marpa choisit de se prosterner devant le mandala d’Hevajra apparu clairement devant lui, plutôt que devant son gourou qu’il voyait tous les jours. Mais Nāropa le réprimanda, lui faisant remarquer que la vision de la divinité n’était qu’un déploiement qui venait du gourou lui-même. Marpa comprit que ce n’était que grâce au gourou qu’il avait eu la vision de la divinité et qu’en général voir directement le bon gourou qui nous guide est beaucoup plus important que de voir d’innombrables divinités éveillées. Le regret de cette décision impulsive qui l’avait fait se prosterner devant le mandala d’Hevajra plutôt que devant Nāropa fut si fort qu’il rendit Marpa malade.

Statue, sculptée par le Xe Karmapa, Cheuying Dorjé, représentant Marpa Lotsāwa. Photo de Nik Douglas.Nāropa traita Marpa, son disciple de cœur, avec une attention très spéciale, ce qui engendra un maître spirituel, mais aussi un traducteur exceptionnel. Tārānātha (1575-1634/35), le grand historien jonangpa, fit plus tard remarquer que Marpa Lotsāwa avait trois qualités principales que ne partageaient pas les autres grands traducteurs tibétains. Premièrement, il avait beaucoup étudié en Inde la pratique correcte des rituels, y compris le dessin des mandalas, la fabrication des gâteaux d’offrandes rituelles (tormas), etc. Deuxièmement, il avait reçu des explications de nombreuses lignées, car Nāropa l’avait envoyé chez beaucoup d’autres maîtres réalisés, ce qui lui permettait de proposer un large choix d’explications de divers passages. Troisièmement, ses guides spirituels en Inde lui avaient non seulement transmis les différents cycles tantriques qui circulaient largement à l’époque, mais aussi les instructions personnelles qui y étaient associées et tenues beaucoup plus secrètes. Ces trois qualités le dotèrent de la capacité de faire beaucoup plus que de traduire des textes, ce que montre clairement la réalisation atteinte par les disciples qu’il guida.

Quand son séjour en Inde fut terminé, Nāropa dit un dernier adieu plein de tendresse à son disciple de cœur, prophétisant que, bien que ses enfants biologiques ne vivraient pas pour assurer sa descendance, ses enfants spirituels propageraient ses enseignements en un large fleuve qui se poursuivrait aussi longtemps que le dharma du Bouddha demeurerait en ce monde. Nāropa nomma formellement Marpa son régent et prophétisa que chaque génération de disciples serait meilleure que la précédente.

Marpa décéda au Tibet en 1097, à l’âge de 85 ans. Tout comme l’avait prédit Nāropa, le vaste fleuve de sa lignée du dharma coule toujours et son courant est constamment fortifié par chaque nouvelle génération d’héritiers spirituels.

Milarépa : Seigneur des Yogis (1028/1040 – 1111/1123)

Milarépa, tel qu’il est représenté au Koumboum de Gyantsé, au Tibet  (XVe siècle). Photo de Christian Luczanits.Le principal disciple de Marpa, Milarépa, reste le maître spirituel le plus vénéré du Tibet et est universellement reconnu jusqu’à nos jours comme le souverain des yogis du Pays des Neiges. Sa compréhension de la méditation et son engagement total envers la pratique imprègnent la lignée Kagyu encore aujourd’hui et se mêlent au puissant courant du dharma venu de Marpa.

Milarépa naquit dans la première moitié du XIe siècle, fils unique d’une riche famille de marchands propriétaires terriens. Son arrivée fut accueillie avec joie et son père le nomma « Bonne Nouvelle » (Theupaga), nom qu’il porta jusqu’à ce que, plus tard, il soit connu comme Milarépa. Après l’opulence des premières années, la mort de son père plongea dans une vie de terribles privations le jeune Milarépa qui n’avait alors que sept ans.

Milarépa, le Seigneur des yogis.Dans son testament, le père de Milarépa avait stipulé que sa sœur et son mari devraient gérer ses vastes propriétés jusqu’à la majorité de son fils et que tous ses biens jusqu’au dernier centime devraient alors lui être remis. Ne tenant compte ni de la justice ni de l’opinion des gens, la tante et l’oncle de Milarépa s'emparèrent des biens de la famille et forcèrent Milarépa, sa mère et sa sœur à travailler comme leurs serviteurs. À cette époque, le Tibet n’avait pas de gouvernement central et de vastes étendues du pays étaient tombées sous la domination de notables locaux dont le pouvoir demeurait largement en dehors de tout contrôle. Ce système de gouvernement laissait le champ libre à ceux qui n’avaient aucun scrupule à exploiter autrui et n’offrait qu’un mince espoir de protection aux opprimés.

Quand Milarépa atteignit la majorité, sa mère organisa une réunion au cours de laquelle elle fit lire à haute voix les dernières volontés de son mari, demandant officiellement qu’elles soient respectées. Elle en appela à la conscience de la tante et de l’oncle et au soutien moral des villageois, mais sa revendication échoua lamentablement. Plutôt que de reconnaître leurs droits à l’héritage, l’oncle réprimanda et agressa physiquement aussi bien la mère que Milarépa et sa jeune sœur. L’assemblée, terrorisée par l’agressivité de la tante, de l’oncle et de leurs fils, choisit de ne pas soutenir la requête. Ayant épuisé tous les moyens de protéger ses enfants des mauvais traitements qui leur étaient infligés, la mère de Milarépa se tourna vers la sorcellerie, dernier recours des exploités. La pratique du chamanisme, à des fins aussi bien bénéfiques que maléfiques, avait une longue histoire au Tibet, antérieure à l’arrivée du bouddhisme. S’inspirant de cette tradition, Milarépa quitta la maison pour faire son apprentissage auprès d’un chaman réputé et ne revit jamais sa mère.

Il étudia la sorcellerie dans le but de venger sa famille et sa formation fut couronnée de succès impressionnants. Par sa pratique de la magie, il réussit à faire tomber le toit de la maison de son oncle, alors que son cousin était en train d’y célébrer son mariage. Trente-cinq personnes furent tuées, y compris son cousin et sa jeune épouse. Pourtant, la mère de Milarépa n’était toujours pas satisfaite et lui demanda d’envoyer en plus un orage de grêle. C’est ce qu’il fit et il détruisit complètement la récolte annuelle de la communauté, démontrant ainsi sans l’ombre d’un doute que son pouvoir faisait plus qu’égaler la force brutale de ses proches.

Sa Sainteté le XVIIe Karmapa réalisa ce portrait de Milarépa en 2009, alors qu’il écrivait le scénario original de la pièce la Vie de Milarépa.Peu de temps après, Milarépa fut cependant assailli de regrets au vu du tort qu’il avait causé et se prit à être profondément inquiet des implications karmiques de ses actes. À l’époque, cela faisait quatre siècles que le bouddhisme pénétrait lentement la culture tibétaine et une compréhension des principes de base du karma faisait déjà partie de la trame de la vie. Ainsi, Milarépa avait-il conscience que ses actes criminels lui apporteraient inévitablement des conséquences douloureuses, si ce n’est dans cette vie alors dans la suivante. Cette claire conscience le poussa à rechercher les enseignements qui lui permettraient d’aller au-delà des cycles samsariques causés par le karma et d’être bénéfique aux autres au lieu de leur être nuisible. Il fut envoyé de maître en maître, jusqu’à ce qu’il arrive chez Marpa Lotsāwa, le lama infiniment bon qui, sachant habilement le guider, lui permettrait de réaliser son propre bien et d’accomplir le bien d’autrui.

Avant même que Milarépa demande à être accepté auprès de lui, Marpa avait eu en rêve des indications selon lesquelles il était un disciple méritant. Pourtant, il le soumit d’abord à une longue période de terribles épreuves. Parce qu’il comprenait que Milarépa avait besoin de se purifier du karma négatif qu’il avait accumulé, Marpa put le conduire vers l’éveil en dépit du lourd fardeau de ses fautes. Grâce à l’intensité de sa compassion, Marpa réussit à tracer pour Milarépa un chemin qui le mènerait à la réalisation la plus haute : l’éveil lui-même.

Le traitement infligé par Marpa à Milarépa pouvait paraître très dur vu de l’extérieur. Mais Marpa percevait clairement, dans sa sagesse pénétrante, qu’une autre voie serait bien plus douloureuse pour son disciple de cœur. Non seulement il lui fit construire des tours de pierre sans aucune aide, mais il les lui faisait ensuite démolir, puis reconstruire, encore et encore, jusqu’à ce que son dos soit couvert de plaies purulentes. Même alors, Marpa plaça un linge sur le dos de Milarépa et le poussa à continuer ses travaux. À de nombreuses reprises, il refusa à son disciple de cœur les instructions que celui-ci le suppliait de lui donner et, en apparence, le traitait avec mépris.

La relation de Marpa avec Milarépa a beau avoir été immensément féconde, elle ne peut servir de modèle. Non seulement Marpa fut un maître exceptionnel, mais Milarépa fut un disciple exceptionnel. Marpa lui-même avertit Milarépa que la façon dont il l’avait traité ne convenait pas à la majorité des disciples. Au cours de huit expériences différentes qui plongèrent Milarépa dans un profond désespoir, sa confiance en Marpa ne vacilla pas le moins du monde. Finalement, quand il fut au bord du suicide, Marpa l’accepta joyeusement comme disciple et lui donna tout le dharma, toutes les initiations tantriques et toutes les instructions personnelles nécessaires, mettant même à sa disposition ce dont il avait besoin pour ses retraites.

Dans cette peinture du XVIIIe siècle, de petites vignettes montrent des scènes de la vie de Milarépa (1052-1135).  Rubin Museum of Art C2006.66.26 (HAR 803).  Photo de Bruce M. White.Milarépa développa un profond renoncement à toutes les préoccupations de ce monde, renoncement né de la combinaison de sa propre expérience de la souffrance, du regret intense des actes nuisibles qu’il avait commis et de la perspective offerte par le dharma reçu de Marpa. En retraite solitaire dans des grottes de montagne au flanc de pentes enneigées, vêtu d’un seul morceau de coton, il persévéra dans les pratiques yogiques enseignées par Marpa. Il exprima sa compréhension dans les nombreux élans joyeux de ses chants, consignés dans sa collection des Cent Mille Chants : ce qu’il gagnait en pratiquant le pur dharma compensait de loin ce qu’il abandonnait en quittant les préoccupations mondaines.

Milarépa poursuivit sa méditation dans des conditions incroyablement rudes. Il lui arriva d’expliquer ainsi sa pratique à sa sœur : « Toute personne dans le monde est extrêmement bonne envers nous, tout comme l’étaient notre cher père et notre chère mère. Si je dois faire face à quelques difficultés comme celles-ci pour les libérer de la souffrance, ce n’est rien. Certains peuvent me voir comme un être pitoyable et dégoûtant, qui vit dans les montagnes comme une bête sauvage, mais ceci enchante tous les bouddhas et boddhisattvas, en tout lieu. Il n’y a pas de plus grand bonheur dans le monde. »

Pendant des années, Milarépa vécut d’orties bouillies, par des températures glaciales, avec, pour le protéger des éléments, rien d’autre que ses guenilles et sa détermination farouche d’atteindre l’éveil pour le bien des êtres. Cette détermination, s’ajoutant au dharma qu’il avait reçu, se révéla efficace, car il s’éveilla, devenant une source d’inspiration pour d’innombrables êtres, preuve vivante de la transformation personnelle radicale qu’il est possible d’accomplir en une seule vie.

Gampopa : Médecin du corps et de l’esprit (1079-1153)

Milarépa eut deux disciples de cœur principaux : Gampopa, aussi appelé Dagpo Rimpoché, et Réchoungpa. Comparés respectivement au soleil et à la lune, chacun éclaira le monde de sa propre lumière. Gampopa fut nommé le disciple semblable au soleil et c’est encore sa présence lumineuse qui brille de nos jours dans les lignées Dagpo Kagyu qui portent collectivement son nom.
Dans cette thangka du XVIe siècle, Gampopa est représenté avec son disciple de cœur, Dusoum Khyènpa.  Rubin Museum of Art F1997.39.4 (HAR 561).Pour Gampopa, comme pour son lama Milarépa, la recherche du dharma fut nourrie de l’expérience directe de la souffrance humaine dans sa forme la plus crue. Né en 1079 à Nyèl, au Tibet central, Gampopa était le fils aîné d’une famille à l’histoire longue et illustre. Au dire de tous, c’était un jeune homme intelligent et curieux. Sa famille, qui était influente et qui était consciente de ses aptitudes, lui assura une éducation diversifiée, y compris une formation à la médecine, que de nombreux membres de sa famille pratiquaient. À l’âge de vingt-deux ans, Gampopa, qui était déjà reconnu comme un médecin éminent, se maria et se consacra à la vie de famille. Peu de temps après, naquirent deux enfants, un garçon et une fille.

Gampopa semblait donc avoir posé les bases d’une vie heureuse tant au niveau de sa famille que de sa carrière médicale. Cependant, alors que ses enfants étaient encore petits, une épidémie se déclara et ravagea la région. Comme Gampopa était un excellent médecin, il soigna ses patients sans relâche. Il eut beau déployer pleinement ses connaissances médicales, elles ne furent pas de taille face à la force de la maladie. Il se retrouva incapable de sauver les malades qui, l’un après l’autre, mouraient en proie à l’implacable fléau.

Comme il était de ceux qui comptent sur les connaissances pour contrôler et combattre la maladie, cette expérience seule aurait pu suffire à déclencher une crise existentielle chez le jeune médecin. Mais la rencontre de Gampopa avec le caractère inéluctable de la souffrance et de la mort allait pénétrer encore plus profondément le cœur de son être quand l’épidémie frappa sa propre famille. Le premier à être touché fut son fils bien-aimé. Tous les remèdes échouèrent et Gampopa se vit imposer l’expérience la plus redoutée par les parents du monde entier : avoir à enterrer son propre enfant. Accablé de chagrin, Gampopa porta lui-même le petit corps au lieu de sépulture, récita des prières pour son fils, puis rentra à la maison. Le cœur déjà lourdement abattu par cette expérience, il y découvrit que sa fille était elle aussi souffrante et qu’elle avait contracté la même maladie. Quelques jours plus tard, elle succomba. Une fois encore, Gampopa prit dans ses bras cette enfant en qui il avait mis tant d’amour et d’espoir et la porta au même lieu que son fils.

Le Seigneur GampopaDe retour à la maison, il vit que sa femme présentait à son tour les symptômes de la maladie. Sa condition se détériora rapidement et elle fut très vite à deux doigts de la mort. Alors que Gampopa était un témoin impuissant, sa femme suspendue entre la vie et la mort bataillait pour chaque souffle, torturée de douleur et pourtant incapable de lâcher prise. Quand il devint clair pour Gampopa qu’elle ne faisait que repousser l’inévitable et, ce faisant, se causait encore plus de tourment, il lui demanda pourquoi elle s’accrochait à son corps défaillant. Elle répondit que c’était son attachement à lui, son mari, qui l’empêchait de se préparer paisiblement au passage dans la vie prochaine. Elle lui dit que son dernier souhait était qu’il consacre le reste de sa vie à la pratique du dharma, plutôt que de fonder une nouvelle famille. Gampopa répliqua que, après la mort de sa femme, son seul but serait de devenir moine et de passer sa vie à pratiquer le dharma. Sa femme en fut contente, mais elle réclama d’autres assurances et lui demanda de jurer de ses intentions devant témoin. Une fois ceci fait, elle put reposer en paix et Gampopa inhuma le dernier membre de sa fragile famille.

Après le décès de sa femme, Gampopa lui fit ériger un stoupa, régla les questions matérielles et partit en quête du dharma. Ainsi le renoncement de Gampopa aux choses de ce monde était-il profondément ancré dans une prise de conscience que la connaissance ordinaire était totalement inadéquate pour dissiper la souffrance de ceux qu’il souhaitait le plus protéger.

Il entra en retraite solitaire et il devint clair qu’il avait une solide aptitude pour la pratique méditative. Pourtant, Gampopa reconnut que l’étude et des instructions personnelles lui seraient profitables et il partit pour Pènyul, alors un centre florissant de pratique et d’étude des enseignements kadampas.

Il reçut l’ordination monastique de maîtres kadampas et se plongea dans l’étude des principaux traités et tantras de cette tradition. Il alla d’abord voir Guéshé Potowa, mais bientôt étudia auprès de toute une série de maîtres kadampas renommés. À un certain point, Gampopa choisit de consacrer plus de temps à la pratique et il quitta le monastère pour s’installer dans un lieu qui en était proche. On raconte que, durant cette période, il étudiait le jour et méditait la nuit, tant sa soif du dharma était intense. Il poursuivit ses pratiques méditatives et sa concentration se développa au point qu’il devint capable de rester en absorption méditative pendant treize jours pleins.

Gampopa passa la dernière partie de sa vie à propager le dharma à l’abri de ces hauts sommets près de Daklha Gampo.  Photo de Tènzin Dorjé.

Un jour, Gampopa entendit par hasard la conversation de trois mendiants qui louaient les qualités d’un grand yogi du nom de « Milarépa ». Le seul fait d’entendre ce nom éveilla en lui un sentiment de dévotion si fort qu’il s’évanouit. L’intensité de l’émotion ressentie alors par Gampopa est comparée dans les textes au sentiment qu’éprouve un jeune homme la première fois qu’il voit une belle femme. Quand il revint à lui, Gampopa se mit à se prosterner de façon répétée, puis il s’assit pour méditer. Malgré ses pouvoirs habituels de concentration, il fut incapable de garder l’esprit tranquille, tant il était troublé à la pensée de rencontrer Milarépa. Plus tard dans la soirée, quand il essaya de méditer à nouveau, son esprit entra spontanément dans un état de samādhi qui ne ressemblait à rien qu’il ait pu connaître précédemment et il eut une première saveur des siddhis à venir.

Poussé par le désir de voir le visage de Milarépa et de s’asseoir à ses pieds, Gampopa traversa tout le Tibet et fut finalement reçu par le grand yogi, loin dans l’ouest. Milarépa accepta immédiatement Gampopa comme disciple, ce qui était tout à l’opposé de sa première rencontre avec son lama Marpa. Milarépa déclara alors que Gampopa propagerait les enseignements de la lignée dans toutes les directions. Son expérience de la vie, son ordination monastique et l’engagement farouche au renoncement et à la compassion proposés dans les enseignements kadampas avaient préparé Gampopa, qui apparut comme un véhicule parfaitement approprié à recevoir ce que Milarépa avait à offrir. En un court laps de temps, Milarépa transmit ses enseignements à un Gampopa avide et réceptif et lui donna la totalité des instructions du mahāmudrā. Moins d’un an après son arrivée, Milarépa se rendit compte que Gampopa était prêt et l’envoya faire une retraite.

Au moment du départ, Milarépa dit à Gampopa qu’il avait à lui donner une dernière instruction qu’il n’avait pour l’instant transmise à aucun de ses disciples. Comme Gampopa s’éloignait, Milarépa le rappela et lui dit que lui seul ne laisserait pas l’instruction se perdre inutilement. Alors que son disciple était assis dans l’attente impatiente de ces conseils, Milarépa lui tourna le dos, souleva son vêtement de coton et montra ses fesses, toutes endurcies et calleuses après ces longues années de méditation intense. « Voici mon conseil le plus profond : médite », déclara Milarépa.

Gampopa promit de revenir voir Milarépa et il partit en prenant ce conseil très à cœur. Son temps de retraite dans la montagne terminé, il se mit en route pour retrouver le lama qui avait éveillé en lui une dévotion très sincère. Cependant, en cours de route, il apprit que Milarépa était mort. Gampopa, submergé de chagrin, fondit en larmes.

Bien que désormais privé de la relation de personne à personne avec le lama qui l’avait si profondément inspiré dans sa quête du dharma, il ne manquait à Gampopa aucune des initiations, instructions ou bénédictions dont il avait besoin ; il résolut donc de passer sa vie à pratiquer. Pendant sept ans, dans une région appelée Rolka, Gampopa s’appliqua au mahāmudrā et à d’autres méthodes de méditation que Milarépa lui avait transmises.

Puis, il continua sa route et arriva au lieu qui allait devenir son siège principal, Daglha Gampo. C’est là qu’il avait l’intention d’entrer en retraite fermée, où il serait totalement emmuré dans une pièce, avec juste une petite ouverture pour laisser passer les provisions. Gampopa avait ainsi le désir de rester hors du monde pendant douze ans, mais un jour il eut une vision de ḍākinīs qui lui conseillèrent plutôt de passer douze ans à propager le dharma.

Les enseignements du Seigneur Gampopa sont perpétués par le « rosaire d’or » des maîtres de la lignée, qui font que les enseignements Dagpo Kagyu sont aujourd’hui accessibles au monde entier. Stephan Storm et le shédra de Karma Lèkshey Ling ont offert cette série de statues de l’ensemble du rosaire d’or au XVIIe Karmapa, lors de la cérémonie d’ouverture de ‘Karmapa 900’ à Bodhgaya, en décembre 2010. Photo de Liao Kuo Ming.

Dès lors, des guéshés kadampas, des pratiquants yogis et de simples moines qui recherchaient la direction spirituelle de Gampopa commencèrent à affluer à Daglha Gampo. Outre sa propre réalisation et les bénédictions de la lignée, Gampopa offrait à ses disciples quelque chose qu’aucun autre maître spirituel du Tibet ne pouvait offrir alors : des enseignements qui intégraient l’approche kadampa et les instructions de méditation du mahāmudrā. En unifiant l’approche kadampa et le mahāmudrā, Gampopa forgeait une formidable combinaison des soutras et des tantras, associée à des instructions directes pour la réalisation de la nature de l’esprit.

Les activités de Gampopa pour accomplir le bien des êtres et propager le dharma ne cessèrent dès lors de se déployer. Parmi ses nombreux disciples qui obtinrent la réalisation se trouvaient trois maîtres extraordinaires, venus du Kham : Dusoum Khyènpa (1110-1193), Pagmodroupa Dorjé Gyalpo (1110-1170) et Sèltong Shogom (né au XIIe siècle). En outre, le neveu de Gampopa, Lama Gomtsul (Tsultrim Nyingpo, 1116-1169), devint lui-même un enseignant et prit la responsabilité du monastère après la mort du maître.

En un temps relativement court, Gampopa avait attiré des milliers de disciples et Daglha Gampo était devenu un centre florissant d’activités spirituelles. La présentation que Gampopa donnait du dharma était fondée sur la conscience vive de la souffrance des êtres, souffrance omniprésente que la perte de sa famille avait très profondément gravée en lui. Cependant, la taille même de la communauté dont il s’occupait indique qu’il savait aller bien au-delà des particularités des expériences de sa propre vie pour se relier à un large éventail de disciples. En effet, une des caractéristiques principales du talent de Gampopa était sa capacité à présenter les vérités du dharma en termes étonnamment clairs et directs, accessibles à des auditeurs de niveaux spirituels différents. Sa parole pétillait de la fraîcheur de son expérience et de sa réalisation, ce qui est évident dans les annales de ses enseignements. (voir page 52)

Jusqu’à son décès en 1153, Gampopa voua toute sa vie d’adulte à s’assurer que d’autres découvriraient également la façon de transformer leurs expériences les plus douloureuses et les plus difficiles en une source de bien pour autrui. Ainsi l’éclat du disciple de Milarépa semblable au soleil continue-t-il de briller à travers les siècles et offre au monde une lumière et une chaleur porteuses de vie.

 

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